jeudi 15 juin 2017

La désobéissance civile

Dans une société dont le néolibéralisme a assujetti toutes les sphères, où une violence banalisée envers les classes défavorisées a été progressivement acceptée, où nous sommes rendus complices d’une exploitation effrénée des hommes et de la Terre, il semble de plus en plus difficile d’espérer revenir en arrière. Des discours clivants d’une classe oligarchique qui désigne des coupables parmi les victimes aux choix médiatiques délibérément orientés, en passant par un enseignement qui célèbre les bienfaits de la mondialisation et présente l’économie libérale comme étant la seule viable, une forme de conditionnement intellectuel s’opère et tue dans l’œuf l’idée d’une rébellion. Les idéologies révolutionnaires et communistes sont dépeintes comme fondamentalement violentes et liberticides, tandis que l’idéal démocratique est présenté comme le seul régime respectueux des peuples et de leurs différences – régime fragile, pour lequel il a fallu se battre pendant des siècles, et qu’il est de notre devoir de protéger par tous les moyens. Ces moyens semblent être, selon l’idée que nous murmurent les discours majoritaires, la conformation à des schémas de vie, des émotions, et des idées normés - sous peine d’être socialement exclu – , l’acceptation d’une violence d’Etat qui ne dit pas son nom et se présente comme un légitime rempart contre d’autres violences, le vote – qui, de droit, est presque devenu un devoir citoyen dans l’imaginaire populaire. Mais quelle meilleure façon de nous ôter toutes nos libertés que de nous faire croire que nous sommes encore libres de décider, par ce biais ? Quelle meilleure façon de nous faire accepter cette violence que de nous immerger dedans, de nous construire en elle, de nous en rendre dépendants et complices, de nous amener à croire qu’elle est la seule voie possible ? Antonio Gramsci voyait dans le système éducatif  et dans la police des dispositifs nous apprenant et nous imposant l’obéissance. [1] Or, dans une organisation sociale et politique qui conduit les classes défavorisées à se soumettre aux intérêts  de la bourgeoisie jusqu’à considérer cet ordre des choses comme légitime et nécessaire, l’idéal démocratique semble bien loin : n’implique-t-il pas une forme de liberté intellectuelle ; ne demande-t-il pas, pour exister, que chaque citoyen soit impliqué dans la vie politique et puisse porter sur elle un jugement critique ? Car, disait Bakounine, ce qui « constitue aujourd’hui la puissance des Etats », « c’est la science » : « science de tromper et de diviser les masses populaires, afin de les maintenir toujours dans une ignorance solitaire, afin qu’elles ne puissent jamais, en s’entraidant et en réunissant leurs efforts, créer une puissance capable de les renverser ». [2] Peut-on considérer un tel système oligarchique comme démocratique ?
C’est donc une société qui contraint les hommes à se conformer à des normes subjectivement définies, qui impose des comportements et des schémas de vie, en leur exhibant ce qu’ils ont à perdre, et leur apprenant la résignation. Car, nous dit-elle, il est dans la nature humaine d’être individualiste, paresseux, batailleur. Mais que sait cette société de la nature humaine, elle qui oblige les hommes à nier leurs instincts, refouler leurs passions, pour entrer dans les moules qu’elle pré-fabrique ? Ne pouvons-nous pas plutôt, avec Marcuse, nous orienter vers une société non répressive favorisant l’éclosion des désirs, l’écoute de soi et de ses besoins fondamentaux ? [3] La société telle qu’elle est construite, et prétendument plus libertaire qu’elle n’a jamais été, n’empêche-t-elle pas plutôt l’épanouissement des hommes et leur engagement citoyen ? Car si la société nous contraint à refouler nos désirs, c’est pour nous en créer d’autres –autrement plus aliénants ; c’est pour nous attacher à une certaine idée d’un confort artificiellement défini, présenté comme fragile, et nous faire craindre de le perdre ; c’est pour faire durcir en nous nos pulsions de mort, qui se manifestent alors sous la forme de l’auto-destruction, de l’agression, ou de la destruction. [4] Par la normativation des discours et des comportements, qui exclue, la jugeant potentiellement menaçante, toute pensée jugée déviante, naît ce que Michel Foucault appelle le « racisme d’Etat », qu’il définit comme « un racisme interne, celui de la purification permanente, qui sera l’une des dimensions fondamentales de la normalisation sociale. » : « la souveraineté de l’État en a fait ainsi l’impératif de la protection de la race, comme une alternative et un barrage à l’appel révolutionnaire, qui dérivait, lui-même, de ce vieux discours des luttes, des déchiffrements, des revendications et des promesses. » [5] L’Etat a donc pris à son compte, en le retournant, le discours de la lutte des races pour justifier le passage de la loi à la norme et construire un racisme centralisé justifiant et légalisant l’usage de la violence à des fins de protection de la société envers des menaces intérieures. Se prétendant neutre, notamment à travers l’appel à une exigence de laïcité, l’Etat s’octroie une fonction de régulateur : dans le but annoncé d’accueillir l’humanité dans sa diversité, il nie cette diversité par des mécanismes d’uniformisation.
 La société apparaît aujourd’hui, en vertu de son organisation et de ses mécanismes structurels, comme une violence faite au peuple – violence d’ordre économique, sociale, sexuelle, l’individu se retrouvant broyé dans une machine sociale qui place la rentabilité financière au-dessus des vies ; elle viole par-là ses devoirs fondamentaux de garant de l’égalité civile et naturelle, et ne semble plus avoir pour but le bonheur commun. Or, si l’on se réfère au 35e article de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1793,  "quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs". Ainsi, prenant acte de la violation, par l’Etat, d’un pacte social originel, sans le respect duquel il perd toute sa légitimité, il semble qu’il est de notre devoir citoyen de refuser – ne serait-ce que pour protéger ceux qui ne le sont plus et qui, chaque jour, souffrent ou meurent de cette violence.
Mais quelle forme peut, dès lors, prendre la révolte aujourd’hui ? Peut-on encore brandir les armes pour renverser un système politique que l’on juge indigne, alors même que la majorité semble l’avoir accepté, au point de renoncer à son être essentiel pour le défendre ? Ne s’agirait-il pas là d’une nouvelle violence, prodiguée envers un peuple qui s’est résigné et considère le système actuel comme le seul acceptable ? Au nom de quoi pouvons-nous imposer notre vision du monde et de la société, nous qui prétendons pourtant nous battre pour instaurer un monde plus juste et plus libre ?
Mais, dans le même temps, pouvons-nous nous contenter d’une désobéissance civile qui prendrait la forme de celle prônée par Thoreau, c’est-à-dire une résistance passive fondée sur le principe que « la seule obligation qui m’incombe est de faire en tout temps ce que j’estime juste » ? [6] Faut-il dès lors essayer, pour un mouvement révolutionnaire, de se livrer à tentative de fusion avec le peuple, comme Bakounine le souhaitait, notamment par le biais d’une nouvelle éducation populaire ? Car Bakounine refusait toute légitimité historique à une avant-garde éclairée qui ferait du peuple de la « chair à libération » : si le parti révolutionnaire apporte au peuple les « formes de la vie », sa fusion avec le peuple lui redonnera vie en retour.


Bibliographie :
[1] GRAMSCI, Antonio. Further selections from the prison notebooks. U of Minnesota Press, 1995.
[2] BAKOUNINE, Michel. L'instruction intégrale. L’égalité, 2005, no 28-31, p. 31.
[3] MARCUSE, Herbert. Eros and civilization: A philosophical inquiry into Freud. Beacon Press, 2015.
[4] FREUD, Sigmund. Au-delà du principe de plaisir. Éditions Payot, 2013.
[5] FOUCAULT, Michel. „Il faut défendre la société”. Cours au Collège de France, 1976. 1997.

[6] THOREAU, Henry David. Civil disobedience. Broadview Press, 2016.

jeudi 27 avril 2017

Macron - Le Pen : Et maintenant, que fait-on ?

Et voilà. C'était prévu, c'était annoncé depuis le début, comme une mécanique bien huilée. On savait que ç'arriverait, et nous y voilà.
Avant tout, et par souci d'honnêteté, je tiens à préciser quel est mon positionnement dans l'affaire qui nous occupe : j'ai voté pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour, et je compte m'abstenir au second.
Je réagis parce que nous sommes nombreux dans cette situation, et nombreux à se faire accuser de "cautionner la politique du FN". J'entends beaucoup dire que "c'est facile de dire que "l'un ne vaut pas mieux que lautre" quand on est blanc, hétérosexuel, avec une situation stable.". J'entends beaucoup dire que "l'idéologie du FN est mortelle, la politique libérale de ces dernières décennies est seulement "à vomir" ". 

Alors je tiens à expliquer comment, de mon côté, je vois les choses. Je considère, évidemment, que le FN a une idéologie inacceptable. Mais je considère aussi la politique de Macron tout aussi inacceptable et que, de même, il est facile de l'accepter quand on est jeune, en bonne santé, (plus ou moins) diplômé, et Français. Car, et contrairement à ce qu'on entend dire, il me semble que cette politique est également mortelle, que c'est un désastre humain et écologique : c'est l'argent au mépris de la vie, c'est l'exploitation effrénée de la planète, ce sont des gens broyés par la machine sociale au service d'intérêts privés. La seule différence (toujours selon moi), c'est que c'est une violence qu'on a réussi à banaliser, à nous faire admettre comme normale : on a réussi à nous faire accepter l'inacceptable, à légaliser le massacre. Alors, quand on est relativement protégés, comme nous, on ne le sent pas : on ne voit pas les deux agriculteurs qui se suicident par jour, les enfants esclavagisés, les gens jetés à la rue avec leur désespoir, les espèces animales qui s'éteignent, la montée des eaux.
Et je pense que c'est une politique pour laquelle on nous amène à voter, systématiquement, à chaque élection, en brandissant l'épouvantail FN. Je suis révoltée par ce que cette politique, et les discours qui la soutiennent et l'entretiennent, font de nous. Petit à petit, par touches successives - presque indolores. 

Je ne suis pas (et ne serai jamais) pour le FN, mais je ne suis pas davantage (et ne serai jamais) pour continuer cette politique qui est, selon moi, tout aussi violente. En fait, personnellement, je ne parviens pas (et je ne suis pas sûre d'en avoir le droit, d'ailleurs) à hiérarchiser la barbarie.


En ce qui me concerne, je comprends les gens qui votent Macron au second tour par rejet du FN, je comprends les gens qui votent FN par rejet de la politique actuelle, et je comprends les gens qui rejettent les uns et les autres. Il est surtout important d'écouter les arguments, les expériences, les sentiments de chacun. Parce qu'en réalité, quel que soit notre choix pour ce second tour, la vérité, c'est qu'on est indignés, révoltés par ce qui se passe. Alors moi, ce que je me demande, c'est : qu'est-ce qu'on fait, ensemble, pour cesser de s'opposer et prendre part au même combat ?


Je me pose vraiment des questions sur la marche à suivre, maintenant. Je me demande par exemple à partir de quel moment on a le devoir moral de se lever et de renverser le système pour de bon ? Est-ce que la limite est déjà franchie ? Et si non, où se situe-t-elle ?


Je n'ai pas la réponse, en réalité, je pose (et je me pose) juste la question, parce que je trouve la situation trop grave - elle n'est pas nouvelle, d'ailleurs, mais comment cesserons-nous de collaborer ? Comment organisons-nous la résistance ?

mercredi 17 juin 2015

Une vie humaine, est-ce une vie gouvernée par la raison?

Bon, je ne ferai pas le coup à chaque fois, parce qu'à un moment donné, on s'en fout de tes disserts! Mais voilà, là j'ai eu 16 quand même (hey! 16 à une dissert' de philo, t'y crois toi? Je ne savais même pas que c'était possible), alors je partage.

L'étude de l'histoire humaine montre une rupture entre l'état animal et celui d'Homme: le développement d'une culture, témoigné par la mise en place de rites, d'un métapsychisme, des techniques, des arts,... sont autant de témoins de la spécificité humaine. Mais la véritable spécificité humaine, celle qui a rendu possible l'évolution de l'Homme, son détachement vis-à-vis de la nature, c'est la raison: la capacité de juger, de s'abstraire par la pensée. Il s'agit d'une capacité logique, calculatrice, que les Anciens pensaient devoir gouverner l'âme pour s'accomplir en tant qu'Homme. Pourtant, aujourd'hui, lorsqu'on décrit quelqu'un comme "très humain", cette qualité régère plutôt aux affects: il s'agit d'empathie, de générosité, de sollicitude. Qu'est alors qu'être humain? S'agit-il de mener une vie conforme à la droite raison ou au contraire d'être à l'écoute des émotions?
Une vie humaine, est-ce une vie gouvernée par la raison?
La raison est ce qui distingue l'Homme de l'animal, aussi une vie humaine ne peut être être définie que comme soumise à la raison. Pourtant, la barbarie qui a connu son apothéose au XXe siècle témoigne d'un possible usage souvent qualifié d'inhumain de la raison. De ce point de vue, une vie humaine ne serait-elle pas plutôt affaire de raisonnabilité et non de rationalité?


Etre humain, c'est être doué de raison, la vie humaine est donc, par définition, régie par elle. L'Homme est défini négativement comme étant plus qu'un animal et moins qu'un dieu. Tandis que, comme l'exprime Rousseau, "la nature commande à l'animal, et l'animal obéit", l'Homme bénéficie d'une liberté qui lui autorise la perfectibilité. La nature de l'Homme, c'est justement de pouvoir se mettre à distance de la nature, ce qu'il fait concrètement par l'intermédiaire des techniques et des arts, et ce qui lui est possible par la raison. Le travail, concept purement humain, témoigne de cette capacité de distanciation: il implique la possibilité que l'Homme a de différer son désir, et de médiatiser sa satisfaction. L'Homme travaille pour gagner de l'argent, pour pouvoir obtenir ce qu'il souhaite, tandis que jamais deux souris n'ont été vus échangeant deux souris. L'Homme est, comme l'a défini Aristote, un "animal rationale", et c'est à ce titre que, selon lui, accomplir son humaine nature, c'est vivre selon les préceptes de la raison. Ainsi, chaque être a une fonction propre, un ergon, et être pleinement humain, c'est porter la partie rationnelle à l'excellence, ce qui correspond au bonheur. L'excellence de la partie rationnelle de l'âme humaine, c'est la sophia pour la partie théorétique, et la prudence pour la partie pratique. Plus précisément, le bonheur, qui est l'excellence de l'âme  humaine, c'est-à-dire la vie d'un homme accomplissant pleinement sa nature, réside dans la médiété, la modération des affects par la partie rationnelle. Il s'agit bien d'une harmonie, c'est pourquoi le terme de modération est important et ne doit pas être confondu avec la tempérance: le but est d'être en accord avec soi-même, avec sa nature, et le bonheur ne peut être atteint que par la vertu; être vertueux, c'est agir bien et être heureux de le faire, et non au terme d'un conflit interne. C'est donc par la vertu, c'est-à-dire lorsque les affects sont contrôlés par la raison, que l'homme accomplit sa nature. L'idée que le bonheur réside dans la vertu est courante de la pensée antique. Or, dans cette philosophie, le but est le bonheur et non la vertu, car c'est dans la vertu que l'Homme se réalise en tant qu'humain, et cette harmonie le rend heureux. Platon décrivait une âme tripartite, qui ne pouvait accéder au bonheur que lorsque chacun de ses constituants était à sa place et remplissait sa fonction propre: la partie logique, rationnelle, doit gouverner la partie concupiscible au moyen de la partie qui s'emporte: la tête gouverne le ventre grâce au coeur.
Cette idée que le bonheur découle de l'harmonie des parties constitutives de l'Homme provient de la certitude selon laquelle l'ordre et la paix dans un corps correspondent à la bonne santé. De ce fait, l'Homme ne peut vouloir que la justice, c'est-à-dire l'harmonie entre les parties, et l'injustice ne peut qu'être le fait de l'ignorance. Etre humain reviendrait donc à être gouverné par la raison, faculté spécifiquement humaine qui le distingue de l'animal et lui permettrait d'être pleinement heureux. Le bonheur est humain; il n'existe pas chez l'animal, aussi l'érection de bonheur comme but ultime de l'existence humaine, rendu conceptualisable et accessible par la raison, prend-il tout son sens. C'est parce que l'Homme est capable de se penser, de penser sa pensée, et de penser sa vie in abstracto, qu'il peut thématiser le bonheur. L'animal, trop proche de ses instincts et de la nature, en est incapable, et ses émotions correspondent à la douleur ou la joie; elles sont immédiates.
La perception du bonheur comme but de la vie humaine peut paraître très matérialiste, et finalement égoïste, car ce bonheur est individuel alors que l'Homme vie en société. Mais pour reprendre une analogie chère à Platon - celle du corps humain- si l'Homme est un organe dans un corps, le corps social, alors c'est bien par la santé de chacun de ses organes que le corps bénéficiera de la sienne. Une société composée d'hommes heureux et vertueux, chacun accomplissant sa fonction propre, sera harmonieuse et donc juste. Ainsi, en accomplissant sa fonction et sa nature, l'Homme contribue au bien-vivre de la société.
La raison qui gouverne, c'est donc l'expression de la nature humain et elle nécessite la connaissance pour discerner le bon du mal, le juste de l'injuste. C'est le but du philosophe: lutter contre la doxa pour accéder au vrai, se prémunir des préjugés et des opinions toutes faites pour éviter les erreurs de jugement, seules responsables de l'injustice. Mais cette injustice n'est-elle pas également le fait de la raison? Marc Aurèle considérait qu'il s'agissait d'une perversion de la raison; c'est parce qu'il y a erreur de jugement sur ce qu'il est bon de faire ou non qu'il y a confusion sur ce qu'il convient de faire. C'est par sa raison qu'il acquiert la liberté, et donc la responsabilité, et qu'il devient capable du pire.


L'Homme peut s'affranchir de la nature et devient par là libre d'employer sa raison comme il le souhaite. L'Homme seul peut être un être immoral: cela ne signifie pas qu'il ne possède pas de morale, ce qui est le cas pour l'animal qui peut alors être qualifié d'amoral, mais qu'il est capable d'en faire fi. Etre immoral nécessite la présence de la raison, une raison froide et calculatrice - cette même raison que Platon pensait devoir gouverner l'âme pour être vertueux. Mais alors que le XXe siècle devait consacrer la puissance de la pensée rationnelle, après que les Lumières ont fait de la raison une lueur pour sortir l'Humanité de l'obscurantisme religieux, il a été considéré comme le paroxysme de la barbarie. La raison a permis le développement scientifique et technique: la philosophie s'est posée en rupture avec le muthos dès sa naissance à Milet au VIe siècle avant JC, et a soutenu une recherche scientifique rigoureuse et méthodique pour accéder à une vérité supérieure. Mais le développement des arts et des techniques a permis des massacres à échelle mondiale, et la raison a prouvé qu'elle était aussi capable de haine. L'Homme est le seul être vivant capable de démesure; alors que l'animal obéit à la nature, la raison a donné à l'Homme la capacité de s'affranchir de certaines limites. Cette barbarie témoigne de l'inhumain - ce qui n'est pas humain dans l'humain. De fait, la folie est une pathologie de la raison: il faut être doué de raison pour que soit possible la mauvaise interprétation. Le fou qui prétend pouvoir s'accrocher au pinceau si on lui retire l'échelle a bien compris le principe de gravité, mais ne l'interprète pas de manière adéquate. Etre fou et être immoral nécessitent la raison, et cette spécificité humaine, censée nous guider vers la vertu, peut tout aussi bien mener au mal, qui est tout autant humain - car la morale, le jugement le sont.
Diogène décrivait l'Homme comme inférieure à l'animal et prônait le retour à la nature, l'autarcie: être de tous les désirs et de toutes les angoisses, il ne peut pas connaître le bonheur car il vit dans l'insatisfaction et la peur constantes. De ce fait, Diogène refusait les règles et les codes sociaux et ne reconnaissait de droits qu'à la nature. L'Homme, parce qu'il est doué de raison, s'est créé des désirs, des dépendances, que l'animal ne subit pas. En s'affranchissant de la nature, il s'est créé de nouvelles aliénation par l'attachement aux bien matériels, à une famille, une cité, une situation sociale, et par les lois. Ainsi, il désire toujours davantage et a peur de perdre ce qu'il possède.
Etre un homme, ce n'est pas être au-dessus de l'animal puisque la raison qui lui permet de s'élever peut tout aussi bien le faire chuter, le rendre dépendant ou immoral. Si le caractère doxique d'une affirmation tient davantage de l'impensé que du pensé, il s'agit toujours d'un opinion, d'une idée, ce qui ne peut être le fait que d'un être rationnel.
Mais la qualité rationnelle d'un individu, décrite comme calculatrice et froide, va de paire avec une partie pratique de la raison, à laquelle elle se trouve subordonnée, et qui nécessite son jugement car cette raison rationnelle ne peut rien fonder seule, pas même l'exigence de compter juste en calculant la somme de deux et deux; elle a besoin de la partie pratique de la raison, qui lui permet le raisonnement en situation.

Une raison purement logique est le fait d'une machine; la raison humaine ne se réduit pas à de simples algorithmes, elle est capable de se penser et a besoin de présupposés pour juger. Loin de régner sur les émotions, elle est en constant dialogue avec elles: elles la traversent et la guident, elle est écoutent les nie, les diffère. Ce sont elles qui lui donnent des informations pour lui permettre d'établir un jugement et elle ne pourrait rien fonder sans cela. Les valeurs, les notions de bien et de mal, de juste et d'injuste, ne pré-existent pas à l'Homme. C'est lui qui les a inventés, créés, instaurés, pour permettre la vie en société. Car l'animal politique qu'est l'Homme ne vit pas son union avec ses semblables comme une simple agréation mais au sein d'une société basée sur l'échange, le partage, le "vivre ensemble". Pour cela, des règles sont nécessaires - non pour assurée le respect de valeurs transcendantes et absolues, mais pour garantir la cohésion et la sécurité. La fable jusnaturaliste de Rousseau l'explique: il s'agissait de substituer au droit du plus fort le droit social, de manière à confirmer avec ses semblables le passage d'une potentia à une postestas. L'Homme perd en liberté ce qu'il gagne en sécurité. Ainsi, il fonde des règles pour permettre l'application de ce contrat, comme Rousseau l'explique dans le Contrat Social. Ces règles permettent d'instaurer une relative égalité, une certaine harmonie au sein de la société, et visent à sa cohésion, sa cohérence. C'est en cela que la politique humaine se distingue du groupe animal.
Mais pour instaurer ces règles, il faut tenir compte des émotions, des contingences, des situations, et non les nier. Cet aspect n'est compréhensible que par la partie pratique de la raison, qui ne se limite pas qu'à des calculs froids mais est capable d'empathie, de comprendre la joie et la peine, l'utilité et l'inutilité, l'angoisse et l'impatience. Par ce qu'il n'existe pas de valeurs absolues, les lois évoluent et doivent être régulièrement soumises à nouveau à l'examen; aucune société n'a encore pu fonder de cadre législatif idéal, où personne ne se sentirait lésé ni malheureux. Au cours des débats, différents spécialistes sont souvent invités, chacun exprimant son point de vue d'après son expérience et son intériorité particulières, car les points abordés n'ont pas souvent de réponses évidentes et son sujettes à polémique. Un excès d'émotivité est souvent considéré comme peu raisonnable, et il en est de même pour une rationalité sans affects, accusée bien souvent de perdre le sens des réalités. Dans les deux cas, le risque est de tomber dans le dogmatisme en étant trop sûr du bien fondé de son ressenti ou de la logique de son raisonnement.
De fait, la rationalisation, qui correspond à un mécanisme de défense psychique cherchant à tout fonder par la raison, ou le refoulement qui vise à faire taire ses émotions culpabilisantes non tolérables pour un surmoi parfois trop rigide, peuvent toutes deux conduire à un état psychique pathologique: le refoulement est le mécanisme de défense principal à l'oeuvre dans les névroses, et les affects refoulés reviennent douloureusement dans le symptôme.
La vie humaine revient donc à faire preuve de raison, mais tout en tenant compte de nos émotions. L'Homme n'est pas qu'un être détaché de la nature et défini par ce qui le distingue de l'animal: dans "animal rationale", l'animal est toujours bien présent, et l'humanisation doit être considérée comme une immanence. Être un homme, ce n'est pas nier l'animalité qui est en soi, bien au contraire; c'est la reconnaître, l'accepter, et l'impliquer dans le jugement, le raisonnement. La vie humain ne doit pas se comprendre comme le règle de l'animal sur la raison, ni de la raison sur l'animal, mais bien comme la dialectique entre des émotions inhérentes à un être vivant et sa spiritualité capable de se penser abstraitement. Par l'association des deux, l'Homme possède de nouvelles émotions, étrangères à l'animal: l'impatience, la colère, la sympathie, possibles parce qu'il est capable de différer ses désirs et de les penser, et ainsi capable d'anticiper et de s'abstraire spirituellement. C'est là qu'est né le langage: pour pouvoir exprimer ce que l'animal de ressent pas.
Pour vivre dans son monde, qui est politique, l'Homme doit donc conjuguer émotions et raison, les faire dialoguer, pour rester raisonnable selon les normes - sans pour autant perdre ses capacités criques, car il doit rester capable de juger ces normes: s'il a pu s'émanciper de certaines lois naturelles, il ne s'agit pas de s'aliéner aux lois sociales. S'il faut les respecter et les impliquer dans le raisonnement, ce n'est pas pour en accepter dogmatiquement la valeur inébranlable; le but est de les intégrer dans la pensée pour mieux les penser.


Le vie humaine se définit comme une vie dans laquelle raison et émotions dialoguent pour accorder logique et vie pratique. L'Homme, en tant qu'animal rationnel, doit allier les deux pour que s'exprime sa nature. L'humanisation est le résultat d'un processus de différenciation immanent, qui fait de lui un être à la fois sensible et capable de pensée réflexive. Pour se réaliser et vivre en accord avec lui-même et ses semblables, il doit faire preuve de raison, c'est-à-dire être raisonnable, et non froidement rationnel. Un excès d'émotions peut conduire à une instrumentalisation de la raison, et une froide rationalité à une incompréhension des réalités sociales; dans les deux cas, le risque est de mener à ce qui est qualifié de folie, d'immoralité, d'inhumanité.

mercredi 21 janvier 2015

Religion et interprétation

Oui, j'aime bien faire mes articles en deux temps, ça permet de mûrir certaines idées.
(et puis j'ai eu des retours sur le dernier, alors ça m'y a aidée!)

On m'a dit qu'à partir du moment où l'islam pousse à de tels massacres, c'est bien lui qui est en cause.

Que « Quand les Chrétiens lancent les Croisades au nom de Dieu et massacrent la population de Jerusalem », c'est la chrétienté qui est en cause.


Alors je précise ma pensée -quitte à me répéter. 

Selon moi, « Quand les Chrétiens lancent les Croisades au nom de Dieu et massacrent la population de Jerusalem », c’est effectivement bien une partie de la chrétienté qui est en cause, mais non le christianisme.

Il y a une large différence entre l’idéologie de base et la manière dont certains hommes s’en servent.

Dans l’Histoire du Christianisme, il me semble qu’il a été très souvent brandi comme faire-valoir dès qu’il s’agissait d’asseoir l’autorité des Grands. En France, la monarchie se justifiait en tant qu’elle plaçait au pouvoir les élus de Dieu, alors évidemment, beaucoup de scientifiques ont été tués au nom de Dieu, pour que le roi puisse conserver sa prétendue légitimité souveraine. Parce que se rendre compte que la Terre était ronde, bah oui, ça remettait en cause toute cette histoire de Terre en bas, de ciel en haut. Se rendre compte que la Terre tourne autour du Soleil, ça montrait qu'elle n'était peut être pas tellement le centre de l'univers, finalement. Et avec la cosmologie chrétienne, c'est la question de la légitimité des pouvoirs conférés qui se pose transitivement. 
La St Barthélémy n’est pas autre chose : il s’agissait pour les dirigeants de maintenir leur suprématie et d'évincer les huguenots un peu trop proches du pouvoir. 

Il me semble important de distinguer la religion en tant que guide spirituel et la religion employée pour satisfaire des intérêts personnels qui lui sont étrangers (pouvoir, conquête, ...)

Je crois que dans le premier cas, elle est pacifique et apaisante. C’est d’ailleurs sa fonction première : c’est la peur de la mort et du néant qui a poussé les hommes à s’inventer un au-delà réconfortant, une mission transcendante. C’est le besoin de trouver des réponses à ce qu’ils ne parvenaient pas à comprendre qui est à l’origine de la genèse des mythes et des légendes. Il fallait trouver des raisons, des voies. La religion apporte tout ça.

Dans le deuxième cas, évidemment, elle n’avait fonction que de justification pour perpétrer des crimes, rien de bon ne peut advenir alors. Bien entendu, nombre d’innocents ont été massacrés au nom de Dieu - quelle que soit la religion dont les criminels se réclament - mais ce qui est en cause là n’est pas la religion, mais bien la manière dont certains hommes l’utilisent.

Bien sûr, les détracteurs peuvent trouver leur bonheur dans les Saintes Ecritures.

Le Coran n’a pas été écrit par une seule et même personne et, de ce fait, manifeste de nombreuses contradictions - il en est de même pour la Bible.
A certains moments le Prophète appelle à imposer l’islam par la force, à d’autres à respecter la foi de chacun et vivre dans la miséricorde et la tolérance.
Le Dieu chrétien ne se montre pas toujours plus clément, en particulier dans l'Ancien Testament. Mais même Jésus, cet être de bonté suprême, ne chasse-t-il pas les marchands juifs du temple avec un fouet? 

Dans la religion islamique tant que dans la religion chrétienne, tout est question d’interprétation. Ceux qui veulent l’employer à des fins terroristes y trouvent évidemment un moyen de l’arborer comme ils l’entendent. 
Mais n’oublions pas ceux qui veulent y trouver un guide pour mener la vie selon des préceptes de tolérance, de respect, et d’altruisme. Ils y parviennent tout aussi bien, et ils sont autrement plus nombreux.

dimanche 18 janvier 2015

Islam et terrorisme

J'ai vu sur mon fil d'actualité facebook un de mes contacts s'insurger dans son statut contre le fait que beaucoup faisaient l'amalgame entre les musulmans et les terroristes, alors que personne ne le faisait entre les chrétiens et le Klu Klux Klan.
A quoi cela est-il dû? Parce qu'il me semble que cette organisation prône la suprématie de la race blanche, et non le christianisme. C'est une organisation qui ne sévit qu'aux Etats Unis, menant des actions terroristes (menaces, attentats, meurtres), et qui compte aujourd'hui un nombre très limité d'adhérents. De fait, c'est plus un ensemble de petits groupuscules séparés qui ne sont plus vraiment liés entre eux.
Du coup, même si l'organisation a été fondée par des protestants, ce n'est pas une idéologie théologique qu'elle véhicule.

Par contre, entre islam et terrorisme, le rapprochement est rapidement fait, puisque plusieurs organisations terroristes se réclament de l'islamisme: Al-Qaïda, le Djihad islamique,..
De là, une première précision - naïve mais importante- à apporter: le rapprochement entre islam et terrorisme islamiste peut être rapidement fait.

Alors, que dire de ce rapprochement? je crois que c'est bien mal connaître le Coran que de le faire. Et là, c'est aussi vrai pour les citoyens islamophobes de nos pays occidentaux que pour les terroristes islamistes.
En revendiquant leur foi absolue et l'arborant fièrement comme un étendard sanglant, ce sont bien eux qui font le plus de mal en ce Dieu qu'ils prétendent défendre.
Or, au-delà du fait qu'ils donnent ainsi du grain à moudre à tous ceux qui, par ailleurs, veulent faire cet amalgame, il me semble qu'il s'agit là d'une très mauvaise interprétation -hypocrite et prétentieuse- du Coran.

Pourquoi hypocrite? Parce qu'au fond, chacun sait que ces actes sont, par essence, condamnés par le Coran. Pour ne citer que les commandements transgressés les plus connus -et les plus évidents:
* L'interdiction de porter le chaos
* L'interdiction de tuer des innocents
* L'interdiction de se suicider

Pourquoi prétentieuse? Parce qu'ils croient interpréter la volonté de Dieu et se réclament d'elle pour perpétrer leurs crimes. C'est là une interprétation très libre du Coran, et qui porte en elle sa propre contradiction. Si l'Homme n'est pas digne de représenter Dieu, et si donc la représentation de Dieu est un acte "infidèle", répréhensible, criminel, en quoi serait-il davantage digne d'interpréter sa volonté et de punir en son nom?

Alors il me semble que loin d'avoir un quelconque rapport avec la religion musulmane, le terrorisme ne représente qu'une interprétation dévoyée du Coran. La religion musulmane prône le pacifisme et la tolérance - ce dont le terrorisme islamiste est manifestement très éloigné.

Pour moi, la religion véhicule des idéologies positives et - tout en étant personnellement athée - je comprends son utilité aux yeux de nombreux croyants. Parce qu'il me semble que l'inquiétude de se savoir seul pour mener sa vie peut inquiéter, et que certains trouvent en Dieu une présence constante rassurante. Ou parce que j'imagine que beaucoup ont besoin d'un guide spirituel pour les aider à se diriger dans leur vie. Ou encore parce que je comprends que d'autres aient besoin de rêver d'un au-delà qui leur apportera une vie meilleure que celle qu'ils endurent sur Terre.
Oui, je comprends tout à fait, et je suis heureuse que certains trouvent en la religion une source d'épanouissement. Les seules objections que je pourrais trouver à cela -mais que je n'approfondirai pas dans cet article, ce n'est pas mon propos - sont:
* Si l'Homme a besoin d'un guide spirituel pour lui insuffler une morale et le mener vers le Bien, est-ce à dire que l'Homme ne serait pas naturellement bon?
* En apportant une "consolation" à ceux qui souffrent ici, la religion n'est-elle pas inhibitrice de la volonté d'agir pour le changement?

Mais reprenons. Où commence-t-elle à poser problème? Il me semble que c'est lorsqu'elle commence à être externalisée puis instrumentalisée. Elle est, de toutes façons, toujours instrumentalisée, mais lorsqu'elle agit en interne pour guider, rassurer, consoler, elle a une action qui me paraît tout à fait positive. Par contre, lorsqu'elle est externalisée, c'est-à-dire lorsque le but n'est plus d'agir sur soi mais sur les autres, et utilisée pour permettre une action, là oui, elle pose problème.
La religion est un ensemble d'idées, de croyances, qui doivent se déployer en soi et aider à appréhender le monde avec plus de sérénité. Les religions apportent aux croyants des explications sur les phénomènes a priori incompréhensibles, et on voit clairement que Dieu (tant dans la religion musulmane que chrétienne) est celui qui a apporté la lumière. Pour moi, c'est bien de ça dont il s'agit: le but de Dieu est d'apporter de la lumière aux croyants. Et c'est bien en interne que cela se produit.
Il est évidemment tout à fait possible -et profitable! d'en parler et d'échanger ses idées avec d'autres. Mais ça devient néfaste lorsque la religion sort de soi pour être utilisée dans un but. En l'occurrence, pour les terroristes islamistes, elle a figure de justification de leurs actes criminels.

Ainsi, implorer la pitié des terroristes islamistes au nom des commandements du Coran est un combat perdu d'avance: ce ne sont pas des musulmans, ce dont des fanatiques. Et la cause qu'ils défendent n'est pas l'Islam.

Que dire alors de ces "fidèles", qui voient des photos ou des vidéos d'assassinats terroristes sur Internet d'hommes qui se font égorgés au nom du Prophète, et qui se disent "Oh oui, ça c'est une super idée, youpi, je vais signer de ce pas!" ?
El-Ghazâli l'a bien dit: "Qui n'examine pas ne croit pas, qui ne doute pas n'examine pas."
Il me semble assez clair que la dévotion dogmatique porte en elle les germes de l'assujettissement, de la servitude, et de l'acceptation indifférenciée de toutes les interprétations les plus orientées.

samedi 10 janvier 2015

Quels enseignements tirer?

Bon, finalement je continue, quitte à procrastiner, c'est toujours un plaisir de le faire en écrivant ses idées.

Le malaise que je ressentais vis-à-vis de ma non-adhérence au mouvement charliste, je n'ose pas l'exprimer auprès de tout le monde.
Pourquoi?
Parce qu'au coeur de ce mouvement qui prône le respect absolu à la liberté d'expression règne souverainement la bienséance et son regard critique sur nos émotions. L'obligation à adhérer à la bonne conscience collective. Ce sentimentalisme qui  nous impose d'être tristes, de se mobiliser, tous ensemble, maintenant.
Et si moi je n'ai pas envie? Si je crois à la réflexion sur le long terme et non au désespoir ponctuel?
Mais non, visiblement, il est plus politiquement correct d'affirmer avec véhémence qu'il faut "saigner ces fils de pute" que de dire qu'au fond, ce n'est pas de la tristesse qu'on ressent.

Je ne ressens pas non plus de la colère, de la haine envers les terroristes de mercredi, et je n'aurais pas voulu qu'ils subissent une mort lente et douloureuse -contrairement à tout ce que j'ai pu voir crié sur la toile.
Oui ce sont des tueurs, mais je ne les juge pas responsables. Pour moi, même si je peux me tromper, ce sont des hommes qui ont grandi dans une France où ils ne se sentaient pas intégrés, où ils n'ont pas eu les moyens réels de se cultiver.
J'entends déjà les remarques outrées:
"Ils ne se sont pas intégrés? Mais ils n'ont pas à être intégrés, ils sont Français!" Oui, ils sont Français. Ce n'est pas de cette intégration là dont je parle. Je parle de l'intégration qui fait défaut aux couches sociales les plus défavorisées. Enfants de l'émigration ou descendants de Charlemagne, lorsqu'on naît dans une famille pauvre, au milieu d'une fratrie de quinze enfants, avec des parents très peu cultivés, on part avec de grandes chances de rester en marge de la société.
"Mais tout le monde a les moyens, du moment qu'on le veut!" Oui, mais dans certains milieux, ça reste bien plus difficile que dans d'autres. En France, il y a encore des illettrés, et les avoir forcés à aller à l'école jusqu'à leurs 14 ans n'a pas suffi à l'éviter. Pas parce qu'ils étaient plus bêtes que d'autres. Juste parce qu'à 6 ans, ce n'est pas facile de trouver soi-même la motivation de travailler.

Et nous voilà, des années plus tard, grands, mais avec un vif sentiment de rejet, qui alimente bien souvent la haine. Ce sentiment d'être exclu d'une société qui est pourtant la nôtre.
Survient un homme qui nous explique que la société nous hait, qu'on doit la haïr aussi. Un homme qui nous tend la main et nous invite à venir partager sa foi en Dieu tout puissant, devant qui tous les hommes sont égaux, et qui nous aime d'un infini amour, lui.
S'ensuit un conditionnement psychologique savamment programmé, parce que les mecs qui sont à la tête des mouvements terroristes, eux, savent bien comment s'y prendre.
A ce moment là cet homme, à qui on a si bien bourré le crâne qu'il n'a plus aucune idée de qui il est vraiment -et qui était déjà en quête d'identité, puisqu'il ne savait pas où se placer vis-à-vis d'un pays dont il ne partage pas la culture - n'est plus un homme. Il n'a plus aucune conscience de ce qu'il fait. Il n'a plus du tout la notion de ce que représente une vie - la sienne même n'a plus de valeur pour lui.
Je dis que ce n'est plus un homme, parce que selon moi, ils en ont fait un animal. Il est comme un chien, dressé pour défendre son maître, et se ruer sur le morceau de viande qu'on agite devant ses yeux.

Alors selon moi, non il n'est pas responsable, tout simplement parce qu'il n'a pas conscience de ses actes. Il obéit, tout simplement. Or, Milgram a suffisamment bien prouvé où pouvait mener la soumission à une autorité supérieure pour des hommes intégrés dans une société avec des codes moraux stricts. Que penser alors d'hommes conditionnés par un gourou à mépriser le monde sensible des hommes et à n'être plus qu'un soldat de Dieu?

Non, je n'ai aucune haine envers ces hommes instrumentalisés, psychologiquement détruits, qui ont perdu pied il y a bien longtemps et dont les terroristes ont su exploiter la faiblesse.

D'où ma question, maintenant: comment éviter que tout cela se reproduise?

Je n'ai bien sûr pas de solution miracle pour supprimer le terrorisme sur Terre, mais il me semble bien que si le monde s'organisait pour que personne ne soit perdu au point d'être une cible facile à ces chefs extrêmistes, on aurait une ébauche de solution.

Ainsi, quel est le problème ici?

Le problème, c'est que nous avons des jeunes qui se sentent totalement exclus de la société.
Ils sont perdus, ils subissent une grave crise identitaire. Ils ne savent plus qui ils sont, ils n'arrivent pas à se définir eux-mêmes. Ils ont grandi sans réel lien avec la culture de leur pays, et sans culture, il est beaucoup plus difficile d'avoir une vision claire de sa situation, de réfléchir, de prendre du recul. Sans être plus bêtes que les autres, ils sont moins capables de réfléchir, de penser abstraitement.
En plus, beaucoup de discours actuels alimentent la haine, dans les deux sens. Entre d'un côté une partie de la majorité qui a peur et déteste ceux qu'ils jugent différents - haine attisée par tous les amalgames habituels. D'un autre, les exclus qui détestent ceux qui les détestent, et haïssent ce par quoi ils se sentent rejetés.

Le problème, donc, c'est qu'il y a trop de gens encore exclus, hors société et culture, quelles que soient leurs origines, et en dépit des lois de notre cher Louis-Joseph Charlier.

Et selon moi, c'est là le véritable problème. Et surtout c'est là que nous devons intervenir. C'est à ça que nous devrions penser, pour que tous ces gens -les trois tueurs compris - ne soient pas morts pour rien.

Je ne me sens pas Charlie, suis-je normale?

Je ne me sens pas Charlie, parce que je ne sais pas ce que ça veut dire.
Retour sur ces derniers jours.

Mercredi 7 janvier, je sors du boulot. J'apprends ce qu'il s'est passé, et je rentre chez moi. Mon copain est triste, mon mur Facebook est envahi de carrés noirs, de statuts, de vidéos, d'articles qui traitent tous du même sujet, qui proclament tous de la même voix, de cette voix du coeur: Je suis Charlie.
Je reçois des chaînes qu'on me demande de faire suivre au nom de la liberté d'expression, au nom des victimes.
Mon copain, la gorge serrée, les yeux battus, en fait suivre une. La France entière est en deuil, triste, unie dans une même douleur.
Et moi je vois tout ça, je n'ose rien dire, parce qu'au fond, je ne ressens rien, et j'en ai honte. Je n'ai pas du tout envie de me proclamer Charlie, je n'ai pas du tout envie d'aller marcher.
Alors je m'interroge: est-ce que je suis insensible? Enfin, je ne ressens rien, non, c'est faux. Je ressens de la compassion envers les familles des victimes pour qui la nouvelle a dû tomber comme un couperet, de la peine pour les victimes en pensant à la peur et l'incompréhension qui ont dû les saisir au moment où leur monde s'est effondré, et un profond malaise pour l'engouement qui s'opère. Je ne comprends pas mon malaise, il reste inexprimable, j'attendrai demain pour comprendre, et en attendant je me tais.

Le lendemain, on me demande de faire une minute de silence, et je m'exécute par bienséance.
Je vois des musulmans s'indigner sur les réseaux sociaux et crier au complot islamophobe. Je vois les carrés noirs proliférer, les chaînes continuer à se répandre, les journaux envahis par la même nouvelle.

Ca y est, j'ai compris ce que je ressentais, et j'ai décidé d'arrêter d'en avoir honte.

Qu'est-ce que c'est, être Charlie?
Est-ce que c'est soutenir les familles des victimes, leur faire savoir qu'on est à leurs côtés et qu'on pense à elles? Alors oui, je suis Charlie.
Est-ce que c'est être triste pour ce qui est arrivé? Alors non, je ne suis pas Charlie. Non, je ne suis pas triste. J'ai de la peine pour les hommes qui sont morts, mais je ne me sens pas plus triste pour ces victimes que pour celles qui sont mortes le même jour au Yemen, ou toutes les victimes de toutes les guerres, de tous les crimes dans l'Histoire de l'Humanité.
Est-ce que c'est être outré pour la menace à la liberté d'expression? Alors non, je ne suis pas Charlie. Parce que pour moi, la liberté d'expression n'a pas été atteinte au cours de ces événements. Ce n'est pas l'Etat qui réprime des idées, ce sont des terroristes qui n'ont pas supporté qu'on se moque de ce en quoi ils croient. Ce n'est pas de la répression, c'est une attaque menée par une bande d'illuminés.

Pour moi, la liberté et la République ne sont pas attaquées. Et pour moi, même si c'est triste -parce que c'est toujours triste quand des gens meurent - c'est aussi grave que tous massacres qui ont régulièrement lieu dans tous les pays du monde, et depuis le début de l'Histoire.

Et ensuite, pourquoi ai-je ressenti ce malaise? Au-delà de la honte que j'ai éprouvée vis-à-vis de mon insensibilité, parce que c'est quand même mal vu, de ne pas être triste, quand tout le monde l'est, il y avait un véritable scepticisme de ma part, une réelle volonté de ne pas participer à ce mouvement. Ne pas se sentir Charlie est une chose, mais ne pas vouloir suivre "au cas où" en est une autre.

En fait, cette effervescence me gêne. J'ai pris conscience même que j'étais un peu énervée après tous ces gens qui étaient si tristes.
Parce que je ne comprends pas cette émotivité si sélective.
Parce que je ne suis pas certaine que ces gens en deuil sur le moment y pensent encore dans un mois.
Parce que je crois qu'il est facile de faire une minute de silence et d'aller marcher.
Parce que je crois que les symboles nous aident à nous arranger avec notre conscience mais ne feront jamais changer les choses.
Parce que j'ai l'impression que la France d'aujourd'hui est régulièrement secouée par des chocs, qu'elle se dresse alors en un corps, pour que tout retombe comme un soufflé aussitôt la pression partie.

Oui, les symboles sont importants, mais je crois que prendre acte des événements et chercher à faire en sorte que ça ne se reproduise plus dans l'avenir l'est encore plus. Oui, être triste pour les victimes montre que nous sommes des êtres humains sensibles et unis dans l'adversité, mais ne l'être que pendant deux semaines puis oublier sans chercher à agir ensuite tend à prouver que notre petit confort nous intéresse encore plus. Et dans ce cas, encore une fois, pourquoi n'être triste que pour cette situation là? Est-ce qu'il n'y a pas des catastrophes aussi dramatiques dans le monde?
En fait, à vrai dire, je trouve cette agitation, ce deuil hypocrites. Voilà pourquoi je suis mal à l'aise.

Et à quel point ces marches, et cette phrase qui se trouve sur toutes les lèvres ont valeur unificatrice? J'ai l'impression que leurs significations sont assez confuses, diffuses, que chacun a la sienne.


J'ai encore d'autres choses à dire, mais cet article est déjà assez long, alors ça sera pour une prochaine fois.

Yeah, bisous à tous!