Dans une société
dont le néolibéralisme a assujetti toutes les sphères, où une violence
banalisée envers les classes défavorisées a été progressivement acceptée, où
nous sommes rendus complices d’une exploitation effrénée des hommes et de la
Terre, il semble de plus en plus difficile d’espérer revenir en arrière. Des
discours clivants d’une classe oligarchique qui désigne des coupables parmi les
victimes aux choix médiatiques délibérément orientés, en passant par un
enseignement qui célèbre les bienfaits de la mondialisation et présente
l’économie libérale comme étant la seule viable, une forme de conditionnement
intellectuel s’opère et tue dans l’œuf l’idée d’une rébellion. Les idéologies
révolutionnaires et communistes sont dépeintes comme fondamentalement violentes
et liberticides, tandis que l’idéal démocratique est présenté comme le seul
régime respectueux des peuples et de leurs différences – régime fragile, pour
lequel il a fallu se battre pendant des siècles, et qu’il est de notre devoir
de protéger par tous les moyens. Ces moyens semblent être, selon l’idée que
nous murmurent les discours majoritaires, la conformation à des schémas de vie,
des émotions, et des idées normés - sous peine d’être socialement exclu – ,
l’acceptation d’une violence d’Etat qui ne dit pas son nom et se présente comme
un légitime rempart contre d’autres violences, le vote – qui, de droit, est
presque devenu un devoir citoyen dans l’imaginaire populaire. Mais quelle
meilleure façon de nous ôter toutes nos libertés que de nous faire croire que
nous sommes encore libres de décider, par ce biais ? Quelle meilleure
façon de nous faire accepter cette violence que de nous immerger dedans, de
nous construire en elle, de nous en rendre dépendants et complices, de nous
amener à croire qu’elle est la seule voie possible ? Antonio Gramsci
voyait dans le système éducatif et dans
la police des dispositifs nous apprenant et nous imposant l’obéissance. [1] Or,
dans une organisation sociale et politique qui conduit les classes défavorisées
à se soumettre aux intérêts de la
bourgeoisie jusqu’à considérer cet ordre des choses comme légitime et nécessaire,
l’idéal démocratique semble bien loin : n’implique-t-il pas une forme de
liberté intellectuelle ; ne demande-t-il pas, pour exister, que chaque
citoyen soit impliqué dans la vie politique et puisse porter sur elle un
jugement critique ? Car, disait Bakounine, ce qui « constitue
aujourd’hui la puissance des Etats », « c’est la
science » : « science de tromper et de diviser les masses
populaires, afin de les maintenir toujours dans une ignorance solitaire, afin
qu’elles ne puissent jamais, en s’entraidant et en réunissant leurs efforts,
créer une puissance capable de les renverser ». [2] Peut-on considérer un
tel système oligarchique comme démocratique ?
C’est donc une
société qui contraint les hommes à se conformer à des normes subjectivement
définies, qui impose des comportements et des schémas de vie, en leur exhibant
ce qu’ils ont à perdre, et leur apprenant la résignation. Car, nous dit-elle,
il est dans la nature humaine d’être individualiste, paresseux, batailleur.
Mais que sait cette société de la nature humaine, elle qui oblige les hommes à
nier leurs instincts, refouler leurs passions, pour entrer dans les moules
qu’elle pré-fabrique ? Ne pouvons-nous pas plutôt, avec Marcuse, nous
orienter vers une société non répressive favorisant l’éclosion des désirs,
l’écoute de soi et de ses besoins fondamentaux ? [3] La société telle
qu’elle est construite, et prétendument plus libertaire qu’elle n’a jamais été,
n’empêche-t-elle pas plutôt l’épanouissement des hommes et leur engagement
citoyen ? Car si la société nous contraint à refouler nos désirs, c’est
pour nous en créer d’autres –autrement plus aliénants ; c’est pour nous
attacher à une certaine idée d’un confort artificiellement défini, présenté
comme fragile, et nous faire craindre de le perdre ; c’est pour faire
durcir en nous nos pulsions de mort, qui se manifestent alors sous la forme de
l’auto-destruction, de l’agression, ou de la destruction. [4] Par la
normativation des discours et des comportements, qui exclue, la jugeant
potentiellement menaçante, toute pensée jugée déviante, naît ce que Michel
Foucault appelle le « racisme d’Etat », qu’il définit comme « un
racisme interne, celui de la purification permanente, qui sera l’une des
dimensions fondamentales de la normalisation sociale. » : « la
souveraineté de l’État en a fait ainsi l’impératif de la protection de la race,
comme une alternative et un barrage à l’appel révolutionnaire, qui dérivait,
lui-même, de ce vieux discours des luttes, des déchiffrements, des
revendications et des promesses. » [5] L’Etat a donc pris à son compte, en
le retournant, le discours de la lutte des races pour justifier le passage de
la loi à la norme et construire un racisme centralisé justifiant et légalisant l’usage
de la violence à des fins de protection de la société envers des menaces
intérieures. Se prétendant neutre, notamment à travers l’appel à une exigence
de laïcité, l’Etat s’octroie une fonction de régulateur : dans le but
annoncé d’accueillir l’humanité dans sa diversité, il nie cette diversité par
des mécanismes d’uniformisation.
La société apparaît aujourd’hui, en vertu
de son organisation et de ses mécanismes structurels, comme une violence faite
au peuple – violence d’ordre économique, sociale, sexuelle, l’individu se
retrouvant broyé dans une machine sociale qui place la rentabilité financière
au-dessus des vies ; elle viole par-là ses devoirs fondamentaux de garant
de l’égalité civile et naturelle, et ne semble plus avoir pour but le bonheur
commun. Or, si l’on se réfère au 35e article de la Déclaration des Droits de
l’Homme et du Citoyen de 1793,
"quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection
est pour le peuple, et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits
et le plus indispensable des devoirs". Ainsi, prenant acte de la
violation, par l’Etat, d’un pacte social originel, sans le respect duquel il
perd toute sa légitimité, il semble qu’il est de notre devoir citoyen de
refuser – ne serait-ce que pour protéger ceux qui ne le sont plus et qui,
chaque jour, souffrent ou meurent de cette violence.
Mais quelle forme peut, dès lors, prendre la révolte
aujourd’hui ? Peut-on encore brandir les armes pour renverser un système
politique que l’on juge indigne, alors même que la majorité semble l’avoir
accepté, au point de renoncer à son être essentiel pour le défendre ? Ne
s’agirait-il pas là d’une nouvelle violence, prodiguée envers un peuple qui
s’est résigné et considère le système actuel comme le seul acceptable ? Au
nom de quoi pouvons-nous imposer notre vision du monde et de la société, nous
qui prétendons pourtant nous battre pour instaurer un monde plus juste et plus
libre ?
Mais, dans le même temps, pouvons-nous nous
contenter d’une désobéissance civile qui prendrait la forme de celle prônée par
Thoreau, c’est-à-dire une résistance passive fondée sur le principe que
« la seule obligation qui m’incombe est de faire en tout temps ce que
j’estime juste » ? [6] Faut-il dès lors essayer, pour un mouvement
révolutionnaire, de se livrer à tentative de fusion avec le peuple, comme
Bakounine le souhaitait, notamment par le biais d’une nouvelle éducation
populaire ? Car Bakounine refusait toute légitimité historique à une
avant-garde éclairée qui ferait du peuple de la « chair à
libération » : si le parti révolutionnaire apporte au peuple les
« formes de la vie », sa fusion avec le peuple lui redonnera vie en
retour.
Bibliographie :
[1] GRAMSCI, Antonio. Further
selections from the prison notebooks. U of Minnesota Press, 1995.
[2] BAKOUNINE,
Michel. L'instruction intégrale. L’égalité,
2005, no 28-31, p. 31.
[3] MARCUSE,
Herbert. Eros and civilization: A philosophical inquiry into Freud. Beacon
Press, 2015.
[4] FREUD, Sigmund. Au-delà du principe de plaisir.
Éditions Payot, 2013.
[5] FOUCAULT,
Michel. „Il faut défendre la société”. Cours au Collège de France, 1976. 1997.
[6] THOREAU, Henry David. Civil
disobedience. Broadview Press, 2016.